Ukraine : un revers pour le projet géopolitique allemand
Le déclenchement de la guerre en Ukraine a mis en pleine lumière non pas l’affrontement impliquant une Ukraine souveraine et indépendante menacée par l’impérialisme russe, mais la lutte entre l’impérialisme américain et la Russie pour la domination de la région. Alors que certains observateurs ironisent sur la démobilisation et la sortie de l’histoire de l’Allemagne, notre voisin avait pourtant aussi ses projets pour l’Ukraine et l’Europe. Mais cette guerre a probablement mis un sérieux coup d’arrêt à l’ambition de Berlin.
Se libérer de l’Amérique
Au lendemain de la Seconde Guerre
Mondiale, l’Allemagne a été partagée entre les Alliés et l’URSS. À l’Ouest, le
pays est découpé en trois zones d’occupation : britannique, américaine et
française. Ensuite fusionnées, elles donneront naissance à la RFA en 1949. La
moitié orientale est, elle, sous domination soviétique.
Pendant plusieurs années la RFA
ne fut rien de plus qu’un état fantoche sous l’égide des anglo-saxons. Cette
soumission totale dure au moins jusqu’à l’entrée en vigueur en 1955 des
accords de Paris, venant rectifier la convention de Bonn de 1952, mettant fin
au statut d’occupation. Il faut dire que les dégâts causés par
l’impérialisme allemand depuis la seconde moitié du XIXème pouvaient le
justifier.
Même libérée de l’occupation
militaire, la reconstruction du pays et de son économie dévastée reposait sur
le fameux plan Marshall (l’Allemagne de l’Ouest reçoit quasiment 1,4
milliard de dollars de l’époque en aides et dons, soit l’équivalent de 18
milliards de dollars actuels. Plutôt qu’imposer des réparations à l’Allemagne
(plan Morgenthau) le gouvernement Truman choisit d’aider à la reconstruction et
de se rembourser sur le pays.
Pour rembourser les investissements colossaux engagés pour mener la guerre, mais aussi enrichir ses industriels, les Américains surtout, les Anglais aussi, vont mettre la main sur l’industrie et les ressources ouest-allemandes. Pendant plus de dix ans les occidentaux vont aussi récupérer méthodiquement scientifiques, chercheurs et enseignants (la fameuse opération Paperclip, qui ne se termina qu’en 1959 face aux protestations des gouvernants allemands s’inquiétant de la perte de compétences scientifiques).
Si les dirigeants allemands
(Adenauer en particulier) sont inquiets pour la souveraineté allemande, et
cherchent à la restaurer, ils ne considèrent pas pour autant les Américains
comme un adversaire, bien au contraire. Les Américains sont certes
encombrants mais restent leur principal partenaire et allié (les troupes
soviétiques sur la frontière orientale n’y sont pas pour rien).
C’est d’ailleurs l’objet du préambule ajouté par le Bundestag au traité de l’Élysée
de 1963 signé par De Gaulle et Adenauer, afin de rappeler que leurs voisins
latins sont bien gentils, mais le partenaire privilégié reste la grande
puissance d’Outre-Atlantique. Le Général considère (qui peut le lui
reprocher ?) alors l’Allemagne comme un sous-marin américain en Europe et
évoque même sans que cela prenne un contour véritable une alliance de revers
avec les soviétiques.
Subtilement avant la
réunification, puis plus franchement après la chute du mur et la réunification,
l’Allemagne a progressivement cherché à se détacher de la domination américaine
tout en restant une alliée de l’Amérique.
Ce partenariat justifié à leurs yeux par les longues relations qui unissent
États-Unis et Allemagne : les liens germano-américains avant, pendant, et
après la Seconde Guerre Mondiale sont parfaitement documentés. Le patronat
américain avait des relations privilégiées avec Weimar puis avec l’Allemagne
nazie, multipliant les investissements financiers et les projets
industriels [i]. Il faut
dire que, en plus de l’attrait économique d’un pays en plein développement et
avec de grandes ambitions, les germano-américains constituent le premier groupe
d’ascendance aux États-Unis : 15% de la population américaine aurait des
origines allemandes [ii].
Comme disait Kissinger, le drame de l’Allemagne c’est
qu’elle est « trop grande pour l'Europe, trop petite pour le monde ».
S’il y a une constante dans l’histoire allemande c’est la volonté d’établir une
hégémonie continentale. Sa population est contre un réarmement, et de toute
façon le pays n’a pas le vivier démographique nécessaire pour une politique de
puissance qui passerait par la constitution d’une nouvelle force militaire. Les
entreprises passées, aboutissant sur deux guerres mondiales, ont échoué car
l’usage de la force a coalisé une bonne part du monde contre l’Allemagne. Le
projet géopolitique allemand doit donc passer par la recherche de
l’indépendance et l’établissement d’une domination par l’économie et la
politique.
L’Euro : plomber les latins
La réunification allemande n’a pas
été une mince affaire. Helmut Kohl se heurte notamment aux inquiétudes de
François Mitterrand qui craint non pas que l’Allemagne devienne trop puissante
et en vienne à déclasser la France, mais qui s’inquiète plutôt d’une volonté
allemande de retarder la « construction européenne » (quel flair …). Les
Allemands vont rentrer à petits pas dans le processus d’intégration et dans
l’Euro.
Il fallut que les officiels
français déploient tout leur talent et leur aveuglement idéologique pour convaincre
nos voisins d’accepter de participer pleinement à des institutions politiques
et des systèmes monétaires qui pourtant … avantagent clairement l’Allemagne au
détriment des pays latins (sans même parler de l’immense problème politique et
démocratique qu’est un renoncement de souveraineté).
C’est bien pour convaincre les Allemands que les Français
acceptent d’arrimer le futur euro sur le Mark Allemand. C’est
d’ailleurs autant l’euro lui-même que la préparation de la monnaie unique avec
ce qu’on appela la politique du « Franc fort » qui sabota
complètement l’économie de notre pays [iii].
Par l’influence d’une monnaie surévaluée pour nous, une fixation des taux de
change, la compétitivité de notre pays et les investissements s’écroulent avec
les conséquences qu’on observe aujourd’hui.
Progressivement l’Allemagne attire à elle toutes les
richesses d’Europe de l’Ouest : dans une zone géographique où a cours
une monnaie, la région la plus riche et la plus industrialisée a tendance à
attirer les capitaux et liquidités. Tout ceci est très bien illustré par les
balances TARGET 2 qui reflètent les mouvements de liquidités en Euro au
sein de la zone. On voit clairement que les pays germaniques profitent
structurellement de l’euro (Allemagne, mais aussi Pays-Bas, Luxembourg,
Autriche). On constate aussi qu’il y a une fuite considérable de liquidités
dans les pays latins et plus particulièrement l’Espagne et l’Italie. La
France est moins touchée mais son potentiel de croissance économique est
étouffé par le sous-investissement et l’avalement progressif de son industrie. [iv]
Longtemps frileux, les Allemands ont pu profiter de l’aveuglement
idéologique des dirigeants européistes français pour obtenir des concessions
économiques dans la construction de l’Euro qui ont structurellement affaibli les
économies des pays de l’Ouest.
Parallèlement, et pour enfoncer le clou, Peter Hartz, ancien directeur des ressources humaines de Volkswagen, mandaté par Gerhard Schröder, va entreprendre des réformes d’envergure pour « flexibiliser le marché du travail » pour reprendre l’expression de tous les néolibéraux d’Europe. Au menu, faciliter les licenciements, précarisation des travailleurs, diminution des allocations chômage. Ces réformes ont une efficacité de court et moyen terme à partir du moment où vous êtes les seuls ou du moins les premiers à les faire. Une fois que vos voisins ont aligné leur droit du travail elles n’ont plus aucune utilité et l’expérience empirique montre qu’elles sont sur le long terme autant un échec dans les pays voisins qui ont essayé d’imiter qu’en Allemagne qui en souffre aujourd’hui. Il n’en reste rien à part de la casse sociale et des souffrances, mais sur le coup la compétitivité des entreprises allemandes a cru permettant à notre voisin de devenir la grande puissance économique incontestée distanciant franchement ses deux concurrents industriels principaux : la France et l’Italie.
Reconquérir la Mitteleuropa
La Mitteleuropa est une notion géographique un peu floue et
mouvante. Elle ne recoupe pas exactement l’Europe centrale. En fait il s’agit
plus ou moins de la sphère d’influence germanique au fil de l’histoire : le
corps du Saint Empire, l’Empire d’Autriche Hongrie, l’Empire Allemand. Cette
zone inclue donc l’Allemagne, l’Autriche, la Pologne, une partie de la
Roumanie, la Tchéquie, la Roumanie, la Hongrie, la Croatie, la Slovénie (on
ajoute généralement aussi les pays baltes).
Cette région est, au cours du XIXème siècle, l’épicentre des
affrontements impériaux pour la domination du monde germanique entre l’Autriche
et la Prusse, puis la domination de tout l’est de l’Europe avec la Russie.
C’est là-bas que se déclencha la Première Guerre Mondiale, et c’est une région
qu’Hitler a cherché, 20 ans plus tard, à rattacher à son Reich. Tenir la
Mitteleuropa c’est s’assurer une position première en Europe.
Pendant que l’euro détruit l’économie des principaux concurrents de Berlin à
l’Ouest, une politique toute autre et bien plus agressive a cours à l’est.
L’Allemagne pousse à la fragmentation de la Yougoslavie quand Kohl demande au
Bundestag de reconnaitre unilatéralement l’indépendance de la Croatie. Sa
décision est alors vivement critiquée par les autres pays européens, notamment
la France et le Royaume-Uni (qui tenteront le vote d’une résolution à l’ONU
pour empêcher toute reconnaissance unilatérale susceptible d’aggraver le
conflit et d’éloigner la résolution pacifique du conflit). Personne ne sera
ensuite étonné de voir l’Allemagne être le principal soutien de l’intégration
de la Croatie et la Slovénie à l’Union Européenne et l’OTAN. Les Allemands
poussent aussi à l’intégration progressive des anciens pays sous domination
soviétique dans l’Union Européenne. Pourquoi donc cette volonté d’élargissement ?
D’abord, grâce au droit communautaire, l’Allemagne va pouvoir importer une
main-d’œuvre docile et bon marché pour son industrie nationale. C’est ainsi
qu’on vit affluer, au fil des intégrations, des Tchèques, des Hongrois, des Polonais,
des Slovènes, des Roumains dans les industries automobiles allemandes. Toujours
plus précaires, toujours moins payés, pour rendre l’industrie toujours plus
compétitive à l’exportation (exportations allemandes déjà favorisées par la
valorisation de l’euro). Bizarrement l’intégration de ces pays d’Europe de
l’Est correspond à peu près à la temporalité des réformes Hartz :
quatre réformes entre janvier 2003 et janvier 2005. Pologne, Tchéquie,
Slovénie, Hongrie rentrent dans l’UE en 2004. Probablement un hasard. Peter
Hartz, notre héros, dut malheureusement (sic) démissionner, accusé de
corruption et détournements de fonds.
Et puis si les travailleurs ne viennent pas à l’Allemagne,
alors l’Allemagne viendra à eux ! Produire avec des Polonais en Allemagne
c’est bien, mais ils sont encore un peu trop protégés aux goûts du patronat allemand.
Alors, les grands industriels d’Outre-Rhin vont massivement délocaliser
dans ces nouveaux Eldorado. Le tout avec l’aval des pouvoirs locaux qui leur
offrent des conditions fiscales particulièrement avantageuses. Tant pis pour
les salariés allemands qui ont perdu leur travail chez eux … Les investisseurs
allemands vont se jeter sur les entreprises publiques d’ex-pays
soviétiques : la chute du mur dans les années 90 et les politiques de
libéralisation à marche forcée mettent sur le marché de grands groupes, achetables
pour une bouchée de pain. Reste, par exemple, dans les mémoires la vente de
Skoda, constructeur tchèque nationalisé lors de la domination soviétique, vendu
à un prix particulièrement intéressant à Volkswagen.
Le cas hongrois est édifiant, car c’est un homme en
particulier qui a mis en place ce pillage en règle : Viktor Orban.
Le sulfureux premier ministre hongrois, avant sa série actuelle de mandats,
avait déjà été à la tête du gouvernement entre 1998 et 2002. Or c’est lors de ce
mandat qu’a été négociée l’adhésion à l’Union Européenne (qu’il a soutenue,
mollement certes, mais soutenue quand même) et que se construit la future mainmise
germanique sur l’industrie de la deuxième couronne des Habsbourg. Les
entreprises allemandes, non contentes de piller le pays se sont aussi vu
recevoir d’importantes subventions : en 2022 les entreprises allemandes en
Hongrie ont reçu 122 millions d’euros de subventions et de crédits d’impôts,
presque deux fois plus que les entreprises locales et plus que le cumul pour
toutes les entreprises de tous les autres pays étrangers en Hongrie. Le tout
reposant sur d’obscurs accords (la tolérance à la corruption des entreprises allemandes
étant largement reconnue par les chercheurs dans le domaine) [v].
La Hongrie est le deuxième pays qui verse le plus de subventions à des
entreprises privées au regard de son PIB en Europe juste derrière la Lettonie.
On estime en 2019 que 10% de la richesse hongroise est directement entre les
mains de l’Allemagne et de ses entreprises, alors que le reste de la richesse
du pays passe progressivement entre les mains de l’entourage d’Orban, faisant lentement
glisser le régime vers la kleptocratie. Aujourd’hui Viktor Orban tente de se
racheter une conscience patriotique en se construisant une rente politique sur
la lutte contre une immigration de remplacement, qui n’a pas lieu en Hongrie puisque
si les migrants traversaient bien la Hongrie ce n’était pas pour s’y installer
mais pour aller dans des pays plus riches.
De l’eau dans le gazoduc (russe)
L’Allemagne s’est donc construit une domination
économique en éliminant ses concurrents occidentaux et en vassalisant son
ancien empire. De cette puissance économique elle a pu naturellement tirer
une prépondérance politique au niveau de l’Europe : l’Allemagne est
le pays le plus riche du continent, le plus peuplé, et elle en récolte les
fruits dans les institutions européennes qui servent principalement ses
intérêts particuliers.
Mais ce n’est pas suffisant. Comment s’assurer une domination
véritable sur le continent ? Comment construire une dépendance des autres
pays telle qu’ils ne pourront s’en défaire ? L’énergie. C’est
l’énergie abondante et bon marché qui assure le confort des populations, la
production industrielle, l’acheminement de l’eau, le transport de nos denrées
alimentaires, leur production, les soins dans les hôpitaux. Si vous tenez
l’approvisionnement énergétique d’un pays, vous le tenez dans votre main. Ainsi
l’Allemagne a trouvé le couronnement de son projet d’hégémonie continentale :
devenir le hub énergétique de l’Europe.
Qu’est-ce qu’on entend par cette expression ? L’Allemagne
centraliserait les différents flux, et les distribuerait vers les destinataires
finaux. En gros l’Allemagne concentre tous les tuyaux, puis tient le robinet
qui déclenche l’envoi vers les autres pays. Comprenez que celui qui tient le
robinet a tout pouvoir. Dans cette optique les Allemands ont essayé de
jouer subtilement : puisqu’il s’agit de se détacher de l’influence
américaine sans pour autant renoncer à l’alliance atlantique, il faudra jouer
la carte de la Russie comme partenaire énergétique et contrepoids (c’est
d’ailleurs la stratégie que tente aujourd’hui d’adopter la Turquie d’Erdogan). Il
faut dire que c’est une longue histoire, on glose souvent sur la russophobie
des Allemands mais c’est inexact. Il y a au sein des élites allemandes une
volonté qui date de Bismarck de jouer l’alliance avec la Russie contre l’Ouest
(l’Angleterre et la France à l’époque). On ne s’étonnera pas des proximités qu’un
Helmut Kohl ou un Gerhard Schröder ont pu avoir la Russie (ce dernier a d’ailleurs
été victime de nombreuses critiques quant à sa relation privilégiée avec Vladimir
Poutine et son poste de président du conseil d’administration de Gazprom).
Dans ce cadre, va naitre en 1997 (sous le mandat de chancelier
de Kohl donc) le projet Nord Stream : deux gazoducs qui relient
directement la Russie à l’Allemagne et pouvant acheminer 55 milliards de mètres
cubes de gaz par an. La construction commence en 2005 et se termine en 2011.
Dans la foulée est lancé Nord Stream II avec les mêmes capacités. Ce faisant
l’Allemagne se met en position de devenir un acteur incontournable du
gaz en Europe : en recevant les approvisionnements en gaz
directement, à des volumes très importants, l’Allemagne peut distribuer un gaz
très bon marché à tout le continent. Cette volonté d’hégémonie énergétique,
pour se réaliser pleinement, doit passer par la destruction du parc électronucléaire
français. C’est pour cela que l’Allemagne, mais aussi l’Autriche, le Danemark,
les Pays-Bas, l’Estonie, le Luxembourg ou le Portugal vont s’allier au niveau
des institutions européennes pour sortir le nucléaire de la liste des énergies
renouvelables [vi]. Catégoriser
le nucléaire comme énergie non renouvelable c’est obliger la France à effectuer
une transition vers le renouvelable, en passant par une énergie de transition à
bas coûts : le gaz (dont, encore une fois, l’Allemagne cherche à contrôler
la distribution en Europe). Les politiques d’unification et de libéralisation du
marché de l’énergie achevant le tout en interdisant les contrats longs de
fourniture de gaz et en fixant les prix de l’énergie sur les prix de marché du
gaz pour assurer la rentabilité allemande, achevant l’avantage comparatif énergétique
français.
Et l’Ukraine dans tout ça ?
Le 26 septembre 2022, presque 6 mois après le début du
conflit en Ukraine, les gazoducs deux Nord Stream sont sabotés. Il faut dire
que le premier du nom n’acheminait plus de gaz depuis les sanctions, et que le
second n’en a jamais distribué. La faute aux menaces américaines : le
Sénat américain annonçait des mesures de rétorsion très lourdes pour tout
acteur qui permettrait au projet d’aboutir. Recevoir une amende du Department
of Justice américain voire se voir interdit le marché intérieur américain,
c’est pratiquement du suicide [vii].
Les Américains ne sont pas nés de la dernière pluie : ils savent
parfaitement ce que tentait de faire l’Allemagne avec ce projet :
s’extraire de la tutelle états-unienne et reprendre la place qu’elle estimait
lui être due sur le vieux continent.
Nous ne reviendrons pas longuement sur les multiples causes
de la guerre Ukraine, reste qu’il faut bien comprendre une chose. Ce qui se
joue en Ukraine n’est pas le combat entre une nation libre pour son
indépendance face à un empire russe qui a retrouvé le goût de la conquête. C’est
plutôt l’affrontement entre une Russie impérialiste (qui cherche à reconstituer
sa sphère d’influence historique) et l’impérialisme américain qui
cherche à enliser un concurrent dans un conflit pour l’affaiblir politiquement
et militairement ; et surtout le couper définitivement des européens sur
lesquels les Américains veulent garder la suzeraineté. Ce projet impérial
américain, qui lui a une échelle mondiale, se heurte au projet continental
allemand. La guerre en Ukraine, que les Américains ont tout fait pour faire
advenir, a « l’avantage » de renforcer l’hégémon états-unien et de
neutraliser les ambitions germaniques.
Car l’Allemagne n’était pas en reste dans le cas ukrainien. Depuis
2004 et la « révolution orange », et surtout depuis Euromaidan en
2014 les allemands ont inscrit Kiev dans leur projet de domination européenne.
Ils ont fait exactement ce qu’ils ont fait en Hongrie, en Croatie, en
Pologne : ils rachètent le pays. Le vice-chancelier Robert Habeck
annonçait 11 projets industriels allemands en Ukraine pour plus de 200
millions d’euros [viii]. Le fonds
d’investissements Deutsche Investitions- und Entwicklungsgesellschaft (dépendant
de l’énorme groupe bancaire KfW établit dans le cadre du plan Marshall) a lui annoncé
qu’il investissait au total 1.47 milliards de $ dans le pays dévasté [ix].
« Le malheur des uns fait le bonheur des autres », un pays en ruine
est un immense marché. Avant même l’éclatement de la guerre nos voisins finançaient
des projets énergétiques partout sur le territoire kiévien. Éoliennes, énergie
hydraulique et surtout « hydrogène vert » sont de la partie. On
peut notamment penser au plan H2 Global de presque un milliard d’euros
qui visait à construire des infrastructures de production d’hydrogène vert dans
les pays non-membres de l’UE, dont l’Ukraine [x].
L’Allemagne cherche à faire de l’Ukraine son producteur d’énergie et veut le
raccorder à son réseau de distribution dans le cadre de son projet de hub
énergétique européen.
Mais la guerre éclate le 24 février 2022. La Russie attaque
l’Ukraine, tout le monde proteste, certains plus mollement. Le gouvernement
allemand cherche, maladroitement, à voir s’ils sont vraiment obligés de prendre
ces sanctions, de se couper ainsi des Russes. Si l’Allemagne doit se couper
diplomatiquement et économiquement de la Russie alors le couronnement de sa
vassalisation de l’Europe n’aura pas lieu. Pire, sur le court et moyen terme
l’Allemagne se retrouve à manquer de gaz menaçant son industrie.
Vers qui se tourner pour compenser les énormes importations
de gaz russe ? Le Qatar ou la Norvège qui ne produisent pas assez ? Probablement
pas. Les Américains et leur gaz de schiste hors de prix ? Surement, d’ailleurs
le pays de l’Oncle Sam est devenu le deuxième exportateur mondial de gaz l’année
dernière [xi]. En
plus de l’échec de son ambition construite patiemment sur 30 ans l’Allemagne
risque la ruine. Une part des sanctions seront habilement contournées et un
hiver particulièrement clément permis d’éviter à l’Europe d’éviter la
catastrophe. Reste que le projet allemand a pris du plomb dans l’aile :
l’Allemagne est plus dépendante des États-Unis que jamais. Les populations
européennes craignent la guerre et approuvent plus largement l’OTAN, les
Américains qui annonçaient la possibilité de la guerre depuis 2014 (facile
d’être au courant quand on fait tout pour qu’elle arrive) ont récupéré un peu
de capital confiance auprès des populations. La hausse du prix de l’énergie en
Europe va diriger les industries et les financements vers l’Asie et l’Amérique.
L’empire américain en Europe a malheureusement de belles heures devant lui, la
lutte pour l’indépendance et la souveraineté de la France est plus que jamais
nécessaire. Mais pour la mener à bien il faut être conscient de tous les
impérialismes et projets étrangers menaçant notre capacité à décider de notre
destin, et donc le fait de prendre conscience du projet politique allemand.
[i] Big Business and Hitler, Jacques Pauwels
[ii] https://fr.wikipedia.org/wiki/Germano-Am%C3%A9ricains
[iii] La
Guerre de sept ans. Histoire secrète du franc fort, 1989-1996, Eric Aeschimann
et Pascal Riché, Calmann-Lévy
[iv] https://www.les-crises.fr/soldes-target2/
[v] https://www.investmentmonitor.ai/features/german-automotive-investment-hungary-orban/
[vi] https://www.bfmtv.com/economie/economie-social/union-europeenne/onze-pays-de-l-ue-s-allient-pour-exclure-le-nucleaire-des-objectifs-d-energies-renouvelables_AN-202303280402.html
[vii] https://www.lesechos.fr/2017/07/nord-stream-2-les-acteurs-craignent-les-sanctions-americaines-176129
« Le Sénat américain a adopté le 15 juin dernier un projet de loi menaçant
d’amendes, de restrictions bancaires et d’exclusion aux appels d’offres
outre-Atlantique, toutes les sociétés européennes qui participeraient à la
construction de pipelines russes – un texte qui doit encore être approuvé par
la Chambre des représentants et promulgué par le nouveau président américain ».
[viii] https://www.reuters.com/world/europe/germany-guarantees-221-mln-euros-ukraine-investments-econ-ministry-sources-2023-04-05/
[ix] https://www.devex.com/news/this-german-dfi-is-pouring-millions-into-ukraine-s-private-sector-105004
[x] https://hydrogen.ua/en/news/1516-commission-approves-900-million-german-scheme-to-support-investments-in-production-of-renewable-hydrogen
[xi] https://legrandcontinent.eu/fr/2023/01/03/les-etats-unis-ont-exporte-autant-de-gnl-que-le-qatar-en-2022/ Les Etats-Unis ont multiplié leurs volumes d’exportations de GNL par 23 entre 2016 et 2022
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