De Gaulle socialiste ?



Certains commentateurs affirment que le gaullisme n’est rien d’autre que la rencontre entre les Français et un homme, l’union du peuple autour d’un chef charismatique qui a permis un compromis social et le développement de la France… comme si De Gaulle ne pensait pas, ne faisait pas de politique et n’avait pas de doctrine propre. « Socialiste », ce n’est pas le qualificatif qu’on associerait instinctivement au premier président de la Ve république et certains pousseraient même des cris d’orfraie, pensant que parce qu’il est classé à droite il était forcément libéral et européiste. Le « Grand Charles » avait pourtant une vision sociale bien particulière et à rebours de tout son camp qui permet de clairement d’établir qu’il est effectivement socialiste.

 

Le socialisme français, république et liberté

Ce terme, « socialiste », est employé à tort et à travers dans le débat public, peut-être dévoyé par le « Parti socialiste » (qui n’en a que le nom au moins depuis le « tournant de la rigueur » décidé par François Mitterrand en 1983). Comme « libéralisme » ou « fascisme », il a été vidé de son sens pour y associer des caractéristiques essentielles qui n’ont plus rien à voir avec celles sur lesquelles il s’était construit.

À la suite des acquis, mais aussi aux destructions sociales de la Révolution française, une réaction communiste des « enragés » et de Gracchus Babeuf, puis la sécularisation de la pensée sociale chrétienne par le comte de Saint-Simon et les écrits égalitaristes de Charles Fourier vont provoquer une véritable effervescence intellectuelle dans notre pays. Mais c’est lors de la révolution industrielle, au milieu du XIXe siècle, que la misère et la violence induite par la nouvelle organisation capitaliste vont rendre nécessaire la pensée d’un nouveau rapport à la société, au travail et à la propriété. On ne parle alors pas de « socialisme » à cette époque mais « d’association » (des travailleurs, des ouvriers).

Pierre Leroux introduit dans le débat ce terme pour qualifier sa doctrine d’équilibre entre une nécessaire justice sociale en opposition à ce qu’il appelle « l’individualisme absolu » d’un côté (le règne sans partage de la liberté individuelle, l’arbitrage par le droit et le marché cher aux libéraux) et de l’autre la solution égalitariste mais autoritaire et technocratique du lignage saint-simonien.

De cette pensée s’inspirera Pierre-Joseph Proudhon pour alimenter la sienne, il est le premier théoricien de l’anarchisme et concilie la liberté naturelle de l’individu (par le consentement individuel et la démocratie directe, fondement de la société anarchiste) avec le socialisme autogestionnaire c’est-à-dire la mutualisation des moyens de production et leur gestion par les travailleurs eux-mêmes.

Cette tradition socialiste française, qui aboutira dans la Commune de Paris et aura une influence décisive sur l’histoire politique dans le monde entier, s’appuie donc sur des fondements résolument différents de ceux qui seront à la base du « socialisme allemand » quelques décennies plus tard, du marxisme-léninisme et de toutes ses expressions futures. Il se base sur la démocratie véritable contre le centralisme totalitaire de « l’avant-garde éclairée », la gestion des moyens de production par les travailleurs eux-mêmes plutôt que par le parti et la nomenklatura. Ici, pas de dictature du prolétariat, point de soviets ou de dépérissement (tant attendu) de l’état ; seul l’héritage révolutionnaire unique de la France qui allie la liberté de l’Homme et la justice sociale, et qui parachève la lutte pour la démocratie en l’étendant jusque dans les entreprises.

Le socialisme, originellement, est donc la défense d’une organisation de la société fondée sur la socialisation des moyens de production (leur propriété par les travailleurs) et leur gestion démocratique [i].

 

De Gaulle avant De Gaulle

Charles De Gaulle grandit dans un environnement politique particulier : son père Henri, instituteur et fervent catholique à tendance légitimiste s’imprègne du « catholicisme social » de la fin du XIXe siècle, porté par l’encyclique Rerum Novarum du Pape Leon XIII et les travaux d’Albert de Mun ou René de la Tour du Pin. Ces auteurs, reprenant le message christique d’assistance aux miséreux, attaquent violemment le libéralisme économique en vogue pour défendre un ordre social plus juste et plus humain inspiré des corporations d’ancien régime qui permettaient aux travailleurs de s’organiser et de défendre leurs intérêts (système loin d’être parfait certes mais toujours préférable à l’interdiction de tout regroupement des travailleurs, les corporations étant abolies par la loi le Chapelier en 1791 et les syndicats étant interdits, ce qui livre le salarié à lui-même et surtout à la domination de son employeur).

Mais ce souci pour la question sociale s’incarnait déjà dans la famille en la personne de Joséphine Marie de Gaulle née Maillot, grand-mère du Général, moraliste catholique qui rédige un article élogieux à la mort de Proudhon et publie les textes de Jules Vallès (rédacteur de « l'Affiche rouge » qui appelle les parisiens à la formation de la Commune de Paris en 1871) [ii].

Le futur général, qui grandit dans une famille à tendance socialisante, baigne dans l’influence des utopistes pré-marxiste français [iii] que les lectures de Charles Péguy, socialiste libertaire et patriote, dreyfusard et admirateur de la Commune de 1871 [iv],  ou les cercles personnalistes de la « jeunesse non conformiste » qu’il fréquente ne feront que renforcer [v] [vi].

 

Le soldat de « l’Armée Nouvelle »

Avant d’être un politique, De Gaulle est un soldat qui écrit des ouvrages de théorie militaire. Lecteur de l’Armée nouvelle de Jean Jaurès [vii] on trouve déjà dans ses écrits d’avant-guerre des traces de revendications politiques et sociales. Celui qui n’est à l’époque « que » capitaine va progressivement remettre en cause le système économique en place.

Dans Le fil de l'épée il condamne la « standardisation des sociétés » [viii], avec les horreurs de l'industrialisation et du travail ouvrier puis réitère dans Vers l'armée de métier en pointant « l'asservissement de l'homme par la machine » et le « malaise des âmes » [ix].

Dans La France et son armée il dit explicitement regretter l'abandon du socialisme français par les partis et syndicats au profit du marxisme « L'aile marchante du mouvement social, dédaignant Fourier, Proudhon, Le Play, Blanqui, s’enrôle sous la bannière de Marx » [x].

Il déplore que dans les premières années de la troisième République « la démocratie n’a point encore assez pénétré les mœurs pour que la loi puisse réaliser une véritable égalité des charges » [xi], souhaite étendre la souveraineté du peuple et la décision démocratique jusque dans l'entreprise.

Dans ses correspondances avec Jean Auburtin (qui fait partie du cercle qui se constitue autour de lui avec le philosophe et prix Nobel Henri Bergson, le dreyfusard Emile Mayer ou le personnaliste Daniel-Rops) il affirme qu’il faut dépasser la doctrine sociale de l’église (actualisée à peine six ans avant avec l’encyclique Quadragesimo anno) au profit d’un nouveau système : « Le christianisme, convenons-en, avait la sienne (doctrine sociale). Mais qui découvrira celle qui vaudra dans notre temps ? » [xii].

 

La guerre, le déploiement de la pensée

C’est avec la seconde guerre mondiale que la pensée économique du général va vraiment se déployer dans ses écrits. Du théoricien militaire à l'homme qui souhaite assumer les responsabilités en France après la victoire, il doit construire un programme pour ramener la patrie au rang qu’elle n’aurait pas dû quitter.

Dès le 3 novembre 1943, à Alger, il commence par défendre une plus grande participation des salariés aux décisions et aux bénéfices des entreprises : « La France veut que cesse un régime économique dans lequel les grandes sources de la richesse nationale échappaient à la nation, (...) où la conduite des entreprises excluait la participation des organisations de travailleurs et de techniciens dont, cependant, elle dépendait. Il ne faut plus qu’on puisse trouver un homme ni une femme qui ne soient assurés de vivre et de travailler dans des conditions honorables de salaire, d’alimentation, d’habitation, de loisirs, d’hygiène et d’avoir accès au savoir et à la culture » [xiii].

La libération du pays apportera les réformes sociales que l’on sait : sécurité sociale, retraites, rétablissement des quarante heures de travail par semaine, nationalisations des compagnies d’électricité et de gaz etc.

 

Un socialiste cerné par les libéraux

Après la guerre et sa démission en janvier 1946 il compte bien continuer à peser sur la décision politique en France, puisqu’il n’a pu aller au bout de ses idées. Le général continue à marteler son programme social(iste).

D’abord en 1947 à Strasbourg, il déclare que « La solution humaine, française, pratique (…) est dans l’association digne et féconde de ceux qui mettraient en commun, à l’intérieur d’une même entreprise, soit leur travail, soit leur technique, soit leurs biens, et qui devraient s’en partager, à visage découvert et en honnêtes actionnaires, les bénéfices et les risques. Certes, ce n’est pas cette voie que préconisent, ni ceux qui ne veulent pas reconnaître que rehausser la dignité de l’homme c’est non seulement un devoir moral mais encore une condition de rendement, ni ceux qui conçoivent l’avenir sous la forme d’une termitière. Mais quoi ? c’est la voie de la concorde et de la justice fructifiante dans la liberté ! » [xiv].

Comme souvent avec cet admirateur de Chateaubriand, parfait lettré, chaque mot ici a son importance et ramène à des références historiques, politiques, littéraires, philosophiques : le terme d’ « association » est synonyme chez les pré-marxistes français de « socialisme », l'association concerne les travailleurs « d'une même entreprise » (à rebours de la vision de Ferdinand Lassalle qui amènera  toute la pensée socialiste allemande et russe vers le planisme étatiste), les salariés participent aux bénéfices, aux risques et à la décision des entreprises (il ne s'agit donc pas d'une simple redistribution mais de la transformation du salarié en « travailleur associé » et propriétaire de l’entreprise).

On retrouve ici clairement l’association entre la justice sociale et la liberté individuelle chère à Leroux et à Proudhon.

Au cas où cela ne serait pas déjà limpide, il réitère devant les comités professionnels du RPF (Rassemblement du Peuple Français) le 31 août 1948 en condamnant nommément le capitalisme : « Le capitalisme n’est plus susceptible de donner, à tous ceux qui produisent, l’impulsion, la volonté, la passion de produire et de créer, qui sont indispensables. Il y a le système des communistes. […] Nous considérons qu’il est mauvais pour tout le monde et nous considérons qu’il est spécialement mauvais pour nous. [...] Nous ne considérons pas que le salariat, c’est-à-dire l’emploi d’un homme par un autre, doive être la base définitive de l’économie française, ni de la société française. Cela, nous ne l’admettons pas. » [xv] [xvi].

Ainsi, De Gaulle va au bout de choses, en plus de condamner explicitement le capitalisme, il condamne les outils que ce dernier utilise pour asservir les travailleurs, à savoir le salariat, au profit d’un système radicalement opposé fondé sur la propriété collective des moyens de production, et leur gestion par les travailleurs. Le général l’aurait dit lui-même à G. Pompidou après le raz-de-marée des législatives de 1968 « C’est une Chambre PSF (Parti Social Français, du colonel François de la Rocque), je lui ferai faire une politique PSU (Parti Socialiste Unifié, défenseur du socialisme autogestionnaire (sic)) » [xvii].

Plus tard, dans les années 60, des « gaullistes de gauche » travailleront sur divers projets de réforme de notre système socio-économique, comme Marcel Loichot et son « pancapitalisme », qui n’est rien d’autre qu’un socialisme autogestionnaire : il prévoit l’émission d’actions incessibles accordées aux travailleurs d’une entreprise pour leur donner la possibilité de toucher les bénéfices générés par l’activité, prendre les décisions, définir l’organisation du travail et de la production, élire par mandat leurs hiérarchies. [xviii]

À cet auteur De Gaulle adressera une lettre dont est extrait le texte suivant [xix] :



« Cher Monsieur,

J’ai eu, récemment, l’occasion de vous dire à quel point m’intéressent les idées dont vous êtes devenu l’apôtre. Aujourd’hui, ayant lu votre ouvrage, « La réforme pancapitaliste », je tiens à vous écrire que j’en ai été fort impressionné. Peut-être savez-vous que, depuis toujours, je cherche un peu à tâtons, la façon pratique de déterminer le changement, non point de niveau de vie, mais bien de la condition de l’ouvrier. Dans notre société industrielle, ce doit être le recommencement de tout comme l’accès à la propriété le fut dans notre ancienne société agricole. »

 

Ce travail inspirera vraisemblablement son projet de « participation » (des salariés aux bénéfices et aux risques, à la décision dans les entreprises) de 1969 qu’il ne pourra pas mettre en place car sa propre majorité le lui refuse (le fameux « oui mais » de Giscard d’Estaing et la déclaration de Rome de Georges Pompidou qui se pose en alternative au chef vieillissant). Avec sa démission dans la nuit de la défaite au référendum, s’éteindra le projet gaullien d’association des travailleurs.

Ainsi il parait évident que par le biais de sa famille, de ses lectures des principaux artisans de la doctrine socialiste, via ses fréquentations aussi ; se construit et s’exprime au fur et à mesure un Charles de Gaulle socialiste qui porte la volonté d’une profonde remise en cause du capitalisme et celle de faire advenir un nouveau système fondé sur la propriété des moyens de production par les travailleurs eux-mêmes dans le but de parachever l’idéal démocratique français.



[i] N. Scott Arnold (1998) (Oxford University Press) The Philosophy and Economics of Market Socialism: A Critical Study
[ii] Georges Cattaui (1960) (Fayard) Charles de Gaulle. L'homme et son destin
[iii] « Nous savons aussi qu’il n’ignore pas Proudhon et vraisemblablement Pierre Leroux » (p. 448), « Il dit en 1948 que l’association est une vieille idée française, due à des hommes généreux, pas toujours très pratiques, de bonne volonté et de valeur qui vers les années 1835-1840-1848 et après, avaient suscité ce que l’on appelait alors le socialisme français » (note 77 p. 692) - Alain Larcan (2010) (Éditions Bartillat) De Gaulle inventaire. La culture, l'esprit, la foi
[iv] « Le 18 mars même fut une journée républicaine, une restauration républicaine en un certain sens, et non pas seulement un mouvement de température, un coup de fièvre obsidionale, mais une deuxième révolte, une deuxième explosion de la mystique républicaine et nationaliste ensemble, républicaine et ensemble, inséparablement patriotique » - Charles Péguy (1910) Notre jeunesse
[v] De Gaulle est proche des cercles personnalistes, via Daniel-Rops qui fera éditer la France et son armée chez Plon
[vi] Entre autres auteurs, Péguy et Proudhon sont des sources importantes dans les cercles personnalistes et la jeunesse non conformiste.
[vii] « Vous êtes en notre temps le seul homme d’État de premier plan qui ait le courage, l’intelligence et le sens national assez grands pour prendre à bras-le-corps le problème militaire dont le destin de la France dépend. Il faudrait remonter à Jaurès pour trouver un autre exemple. Encore Jaurès ne jouait-il, d’un archer superbe, que d’une seule corde. » (À Paul Reynaud) - C. de Gaulle, Lettres, notes et carnets, 1919 – juin 1940, Paris, Plon, 1980, p. 448
[viii] Laurent Lasne (2009) (le Tiers Livre) De Gaulle, une ambition sociale foudroyée
[ix] Ibid.
[x] Charles de Gaulle (2020) Le fil de l'Epée et autres écrits, p. 571
[xi] Charles de Gaulle (2020) Le fil de l'Epée et autres écrits, p. 559
[xii] Lettre du 13-11-1937. Lettres, notes et carnets, vol. V., p. 457
[xiii] Charles de Gaulle (1970) Discours et Messages, tome I, 1940-1946, Plon, p. 336-342
[xiv] Henri Guaino (2015) (Cherche Midi) De Gaulle au présent, p. 127
[xv] Jacques Godfrain, La participation, idée centrale de la pensée gaullienne, Espoir n°125, 2000
[xvi] P. Guiol, Recensement et analyse des déclarations du général de Gaulle sur la participation, Espoir, revue de l'Institut Charles de Gaulle, n° 5 spécial, 1974, p. 26.
[xvii] Jacques Godfrain, La participation, idée centrale de la pensée gaullienne, Espoir n°125, 2000
[xviii] Marcel Loichot (1966) La réforme pancapitaliste
[xix] Extraite de la revue « Espoir » La participation, Tome 2, page 28, publiée par l’Institut Charles de Gaulle, Plon 1975

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